LA MEULE DORMANTE DU MOULIN DE LA CROISETTE

Éditeur : Armand DANGEVILLE

‘’ Hoo, Hoo !!!!! ‘’ .

Je me retourne, croyant avoir entendu une petite voix m’interpeller mais rien, aucune présence humaine à proximité. Sans doute le geai que j’ai dérangé dans sa surveillance des lieux et qui s’envole avec un ‘’Krehhhh ‘‘ sonore dans la forêt toute proche.

Je m’interroge car son cri ne correspond pas à ce que j’ai entendu et je poursuis mon chemin quand un second ‘’ HOO HOO ‘’ plus fort me saisit sur place. Après un temps d’hésitation, je reviens sur mes pas et m’arrête près de la meule de moulin abandonnée là en limite de forêt depuis très longtemps sans doute. Une meule fixe de moulin qu’on appelait ‘’dormante ‘’ et qui sommeille, là, dans les ronces et les fougères près de l ‘ancienne retenue d’eau envasée en amont de la ruine du vieux moulin de la Croisette perdu dans un sombre vallon.

D’un diamètre impressionnant de près de 10 pieds et épaisse de plus de 2 pieds, taillée dans le solide granite vosgien, elle avait depuis longtemps attiré mon regard et suscité ma curiosité lors de mes randonnées dans le Ramanxard et je ne manquais jamais de lui rendre visite et de me questionner sur cet endroit insolite pour une meule.

‘’Pourquoi cette meule si lourde à cet endroit si désolé ? ‘’.

Je promène mon regard sur l’énorme roue de pierre quand une voix claire s’échappe de la petite ouverture centrale.

’ Ami promeneur, assieds-toi sur mon bord et je te raconterai mon histoire car tu me rends visite très souvent et je veux te rendre l’amitié que tu m’accordes’’.

Bouche bée, tremblant de peur, je reste immobile, saisi par l’émotion qui m’envahit.

‘’ Ne crains rien, je ne puis bouger et je veux enfin me délivrer du souvenir de cette vie angoissante que j’ai vécue ‘’, dit-elle.

La voix si douce se durcit singulièrement quand elle ajouta :

‘’Mon propriétaire, le meunier Edgebert, n’avait aucune attention pour moi. A peine le jour s’était-il levé que je devais porter sur mon dos une lourde roue mobile qui tournait, m’écrasait et m’échauffait le dos pendant des heures dans un bruit infernal de poulies, d’engrenages, de courroies volantes et flottantes qui faisaient vibrer le moulin.

Dehors, la roue à aubes actionnait l’axe qui manœuvrait les mécanismes du sous-sol du moulin en battant l’eau du canal avec une régularité épuisante. La poussière de la mouture m’empêchait de respirer correctement.

Marceau, le valet du moulin, au lieu de nettoyer le bief envasé, contait fleurette à Garance, la fille du meunier qui alimentait la meule et versait les grains de froment dans la trémie. Celle-ci, rougissante mais peu farouche, chantait souvent cette ritournelle qui m’écorchait les oreilles pendant que la meule tournait, tournait, tournait sur mon dos endolori. Ma colère grandissait quand elle lançait son :

‘’ Meunier, tu dors,

Ton moulin, ton moulin va trop vite,

Meunier, tu dors,

 Ton moulin va trop fort,

Ton moulin, ton moulin va trop vite, ton moulin, ton moulin va trop fort,

Ton moulin, ton moulin va trop vite, ton moulin, ton moulin va trop fort !

La fatigue me gagnait vite, c’est vrai et le meunier, c’est trop fort, distrayait avec un verre de vin le vieux paysan et voisin Léopold pourtant méfiant et détournait quelques poignées de sa mouture qu’il glissait dans un sac sous l’escalier. Sa réputation de resquilleur n’était pas usurpée et cela me fâchait.

A la nuit tombante, quand le valet avait actionné la vanne qui coupait l’arrivée d’eau dans le canal et que la roue à aubes s’accordait un peu de repos, Egebert s’armait de sa boucharde et, rageusement, me martelait le dos pour, dit-il, avoir une farine plus fine et meilleure.  C’est épuisé que le soir venu, je pouvais enfin retrouver mon sommeil perturbé de temps en temps par le bouillonnement des eaux du ruisseau lors d’une tempête.

C’était aussi le moment tant attendu où Minon, le chat gris du moulin, venait me rendre visite et se couchait sur moi pour y retrouver un peu de chaleur que dispersait ma pierre échauffée par des heures de travail. Au moindre bruit que lui seul pouvait entendre, il sautait bas et griffait la malheureuse souris ou le rat sournois à la recherche de quelques grains perdus ou d’une poussière de mouture. J’aimais son ronronnement rassurant la nuit et m’amusais de son agilité à sauter sur sa proie.’’

Un jour, usée par ce travail harassant et monotone, je pris une décision.

« Qu’as-tu fait », dis-je.

Par un grincement dont j’avais le secret, j’appelai la fée des eaux Polybotte qui vivait dans la grotte que tu connais, plus bas dans la forêt, cette hideuse créature bossue aux dents gâtées qui, humiliée, avait autrefois transformé en glace un chevalier de passage qu’elle n’avait pas réussi à séduire. Je lui exposai mon état de fatigue et mon plan de fuite et, ravie par cette dernière idée, elle me proposa de m’aider car elle haïssait Edgebert qui lui refusait un peu de farine.

Un soir, elle réunit autour d ‘elle dans sa grotte son amie Heurqueuche, l’autre fée des eaux, Culà, le roi des marécages et des tourbières et son compagnon de toujours, Sotré, le gardien des logis, petit lutin malicieux au bonnet rouge qui venait la nuit en aide aux paysans que le vilain meunier avait volés.

Que fut-il décidé ce soir-là ?’’ demandai-je.

Après un échange d’idées les unes plus folles que les autres à la lueur du feu allumé au fond de la grotte, on se mit d’accord sur la stratégie.

 ‘’Le lendemain matin, peu avant l’aube, j’appris par Sotré qui vint me rendre visite en cachette que je devais me tenir prête car la fuite aurait lieu cette nuit. »

A l’heure voulue, une armée de sotrés s’engouffra dans le moulin pendant que Heurqueuche rendait visite à Edgebert pour l’éloigner, le distraire et l’endormir profondément. Culà avait dans un souffle puissant asséché l’étang du moulin, le bief envasé et les prés proches pour faciliter le déplacement. 

Les petits sotrés fortifiés par une potion magique préparée avec des fleurs de genêts par Polybotte me soulevèrent avec des ahans sonores et me firent rouler hors du moulin jusqu’à cet emplacement que tu connais bien.

Là, les sotrés jetèrent en l’air leur bonnet rouge et dansèrent jusque tard dans la nuit autour de moi. Renards, chevreuils et blaireaux, alertés par les chants, se joignirent à la danse que conduisait Polybotte. Aux premières lueurs du jour suivant, tous se dispersèrent et chacun retrouva son logis. Je restai seule, reposée, reconnaissante envers mes amis qui m’avaient délivrée de ce maudit meunier qui ne tarda pas à se rendre au moulin, alerté par Marceau le valet désolé de le voir privé de sa meule maîtresse.

Je l’entendis hurler à faire trembler les arbres et le vis menacer paysans et esprits de la forêt en fendant l’air à coups de hache. Polyglotte me raconta par la suite que le valet de ferme apeuré avait saisi Garance par la taille et tous deux s’étaient enfuis et on ne les revit plus au moulin qui se tut à jamais.

Souris et rats s’en donnèrent à cœur joie dans les sacs de farine abandonnés et dans l’un d’eux, sous l’escalier, Sotré fit un jour une découverte extraordinaire. Au fond du sac qui accueillait la farine distraite des sacs des paysans par le meunier, Il découvrit 100 pièces d’or qu’Edgebert avait cachées là en prévision du mariage de sa fille Garance.

 Le meunier était-il donc si mauvais qu’on le croyait ???

Emu par cette découverte, Sotré les remit au jeune couple qui construisit alors un moulin à vent sur le plateau de La Croisette à la grande satisfaction des paysans voisins. Tu le sais bien, l’ancien moulin tomba en ruines dans l’état que tu connais aujourd’hui.

 On me confie encore que Heurqueuche et Edgebert étaient quelquefois aperçus brièvement ensemble lors de travaux forestiers dans la forêt du Ramanxard, main dans la main et disparaissaient aussitôt au regard des bûcherons apeurés.

Les petits et facétieux sotrés continuent à nourrir généreusement les bêtes pendant la nuit dans les fermes pour soulager le travail des paysans qui, tout aussi généreusement, laissent traîner du pain, du fromage et une cruche de vin de pays sur un coffre de l’étable.

Culà, l’esprit des marécages et des tourbières veille encore de nos jours avec sagesse sur ces milieux humides si indispensables à l’équilibre de Mère Nature et Polybotte ne manque jamais une visite à sa vieille amie la MEULE DORMANTE DU MOULIN.

« Viendras-tu encore me retrouver ?, me demanda -t-elle. Je te raconterai l’histoire du chevalier errant de la fée Polybotte ».

« Plus que jamais, lui répondis-je, la semaine prochaine, promis ‘’, et je l’entourerai de mes bras dans le silence du sombre vallon.