La difficile installation d’un Chello à la Croisette au Val-d’Ajol.

Éditeur : Armand DANGEVILLE

Aujourd’hui, si vous envisagez de randonner à la Croisette, vous passez inévitablement sur la digue qui longe l’étang dit des Prêtres.

 A quelques pas du hameau, un large et bel étang aux eaux calmes et reposantes sous les fraîches frondaisons des arbres centenaires qui le bordent s’offre à vous qui quittez le plateau de l’Hôtel Enfoncé et descendez dans la verte dépression où se niche l’étang.

Un réel enchantement qui invite à s’arrêter et à suivre l ‘envol de canards sauvages qu’on a dérangés sous le regard inquiet du héron, là-bas, debout dans l’eau, prêt à frapper le malheureux poisson-chat qui s’est approché trop près de la berge.

Les habitants du hameau se disputent encore aujourd’hui sur l’origine de ce plan d’eau et les discussions et disputes plus qu’animées se sont poursuivies à nouveau au dernier conseil municipal du Val d’Ajol quand on aborda un point à l’ordre du jour concernant l’installation d’un Chello (chalot) à proximité de l’étang.

On se serait cru à Clochemerle-en-Beaujolais dans le roman à succès de Gabriel Chevallier quand le facétieux maire de ladite commune proposa d’installer un urinoir, une pissotière disait-on, à côté de l’église qui provoqua la colère de Monsieur le curé et de ses partisans et qui divisa le village en deux camps irréconciliables.

Malgré de longues recherches des services administratifs, on ne trouvait nulle trace dans les registres cadastraux de la date de la création supposée de l’étang, ni le nom du propriétaire du terrain. Des eaux miraculeuses se seraient déversées après le déluge dans cette combe. C’est ce qu’expliquait ironiquement le vieil instituteur Lejeune, retraité élu d’une Gauche Radicale et qui souleva une vague de protestations d’élus de la Droite proche de Monsieur le curé, debout et gesticulant.

 Un jeune conseiller municipal fraîchement élu, tout droit sorti de l’université et qui prétend avoir des connaissances sûres en géologie, parvint à calmer un peu seulement, le public élu échauffé.

Il fit, poussé par la fougue de la jeunesse, de grandes démonstrations avec les mains et les bras et affirma haut et fort que la dépression, là où repose l’étang, était d’origine glaciaire depuis des centaines de milliers d’années et qu’à la déglaciation, il y a dix mille ans, les eaux de fonte ont naturellement créé ce beau plan d’eau.

« Prétendre comme vous le faites en gesticulant qu’un glacier ait pu se déployer sur nos terres est, Cher Monsieur, bien entendu invraisemblable et déraisonnable. Il n’y a jamais eu de glaciers dans les Vosges, voyons, cela se saurait et vous l’auriez appris à l’université ! » s’exclama le commerçant Rougeot, élu de l’opposition, sous les rires sarcastiques de ses acolytes.

Le brave épicier de la place, loufoque et sans doute inattentif, affirma avec conviction qu’un glacier n’aurait jamais pu avoir suffisamment de clientèle touristique pour faire vivre son petit commerce et tous, unis pour une fois, éclatèrent de rire devant tant de naïveté.

Monsieur le Maire essaya en vain de convaincre les élus de retourner à la question du soir,

à savoir où installer le Chello (chalot), mais une dame élue, responsable du conseil religieux de la paroisse, savait que les moines des monastères proches dont celui du prieuré d’Hérival ou celui renommé de Luxeuil avaient aménagé il y a très longtemps, bien avant la révolution, ces dépressions dans la région. Elle ajouta que les moines avaient interdiction de manger de la viande et les étangs fournissaient les poissons qui nourrissaient ces religieux et qu’ils élevaient avec passion d’où le nom d’Etang des Prêtres.

 Cette explication convaincante saluée par une partie des élus debout invita Monsieur le Maire, impressionné lui aussi, à proposer à cette conseillère un poste d’adjointe à la culture et à l’agriculture et les mains levées de la majorité enregistrèrent cette nomination flatteuse.

Seul Monsieur Paul, le patron du garage de la Combeauté, n’approuva pas cet emballement et demanda à prendre la parole :

« La réponse de Madame la présidente du conseil religieux, du conseil de fabrique, dit-on, ne me satisfait pas et je connais la véritable origine de notre cher étang de la Croisette. Ecoutez-moi. Claude V., un éminent scientifique gérômois, affirme de source sûre après de longues recherches dans les archives communales qu’un hiver particulièrement rigoureux il y a bien plus d’un siècle est sans le moindre doute à l’origine de notre étang. En effet, les canards sauvages qui peuplaient le lac de GÉRARDMER et s’endormaient le soir venu sur la glace qui recouvrait le plan d’eau, serrés les uns contre les autres, auraient été pris par la glace et auraient été retenus prisonniers pendant la journée suivante sous les regards ahuris des riverains frigorifiés.

Les pauvres canards voletaient, voletaient sans pouvoir s’élever, les pattes retenues par le carcan gelé. Un conseiller de la ville membre de la commission des finances proposa même d’aller faucher les canards pour approvisionner l’hospice des vieux ce qui pouvait limiter les dépenses de l’établissement. Sa proposition ne fut hélas pas retenue après les protestations des élus ‘’écologistes ‘’ de l’époque qui appelèrent la population à manifester leur désaccord devant la mairie au nom de la cause animale. L’un d’eux, écologiste de la première heure, proposa même sans honte d’organiser un barbecue géant au pied des escaliers de la maison commune pour lutter contre le froid vif et l’on dévora maintes saucisses, des côtelettes de porc et du lard des fermes et les protestataires, nombreux et comblés, y ajoutèrent même quelques banderoles au nom de ladite cause animale.

Deux jours plus tard, des craquements dans la glace se firent entendre et un redoux permit aux volatiles gelés, apeurés et affamés de s’envoler. Chaque canard avait les pattes garnies d’un bloc de glace qui alourdissait le vol. Le niveau du lac de Gérardmer s’abaissa soudain et une nuée de canards se dirigea vers le sud avec des tonnes de glace sous les pattes. Les Anciens du Val-d’Ajol que l’on n’écoute plus racontent encore que ces oiseaux saisis de fatigue se seraient posés dans la dépression de la Croisette où la glace fondit et forma ce bel étang qui est aujourd’hui le nôtre. Les prêtres et moines de la région crièrent au miracle et vinrent arroser l’étang avec leur goupillon et l’étang gonfla de plus belle. Aussi, tous les habitants du hameau et de la vallée n’hésitèrent pas et appelèrent cet étang l’ÉTANG DES PRÊTRES. »

Après ces commentaires remplis de bon sens de Monsieur Paul, tous les conseillers se regardèrent avec stupéfaction, sans voix. L’un d ’eux osa applaudir suivi par toute l’assemblée communale remplie de joie, dans l’union populaire retrouvée et follement convaincue par cette dernière explication. Monsieur Paul ajouta une dernière précision :

« Une paysanne de ces temps lointains, approuvée par tous, se jura de faire vivre cet épisode des canards gelés et proposa en guise d’union de réaliser une recette de cuisine : le magret de canard Ajolais en gelée aux griottines de Fougerolles et sa boule de glace Plombières.

Le dimanche suivant, tous se rassemblèrent sur la digue de l’étang construite à la hâte pour le repas inaugural où le canard fut couronné roi et célébré par des agapes dignes d’un monarque. Après la messe en plein air face à l’étang où l’on célébra ce miracle local et au cours de laquelle Monseigneur Emile Mathieu, évêque des Vosges, appela lors du sermon la pieuse assemblée à maintenir vivant cet épisode religieux, les enfants eurent même le droit de se baigner dans l’étang et tous dansèrent et chantèrent avec joie aux accents grinçants de l’épinette du Val-d’Ajol.

Les canards, effrayés par cette agitation folle ne se posèrent sur le désormais Etang des Prêtres que le surlendemain !!! »

Après ces explications de Monsieur Paul, tous les élus éclatèrent de rire et le débat clochemerlesque fut oublié.

On entendit les cloches de l’église sonner vingt-deux heures.

Monsieur le Maire, homme sensé, profita de cette unanimité pour clore la séance et renvoya la question du Chello (chalot) à la prochaine réunion.

Le Val-d’Ajol n’a jamais connu Clochemerle, non, non non !!!!!!!!!!!!

Photos Y.G de 2015 et 2016.